Journée d’étude

La Littérature en médiations / Mediating Literature

23 mars 2018Institute of Modern Languages Research, Londres

Argumentaire

Force est de constater qu’un contexte « décliniste » a saisi l’espace intellectuel français depuis une quinzaine d’années, nourrissant un discours particulièrement pessimiste sur l’avenir de la littérature. Les tenants de ce discours, ces « déclinologues » dont Olivier Bessard-Blanquy effectue le recensement dans un article intitulé « Du déclin des lettres aujourd’hui » (2009), déplorent l’amenuisement du lieu de la littérature dans la société contemporaine (Compagnon 2007), celle-ci n’étant plus l’espace privilégié où s’inscrivent les enjeux collectifs qui font l’actualité (Maingueneau 2006), et se plaignent de l’essoufflement du roman français depuis 1980, rendu stérile par les jeux autoréférentiels (Domecq et Naulleau 2006), et miné par une sous-culture envahissante et abrutissante (Millet 2007 ; 2012). Comme le fait remarquer avec beaucoup d’humour Olivier Cadiot dans son Histoire de la littérature récente Tome I, il est un chœur sinistre qui « beugle au fond de la scène : c’est finic’est fini » (2016, p. 28).

Pourtant, si les rengaines sur la fin de la littérature ont un caractère « quasi saisonnier » (Gefen 2009), et qu’on ne se lasse pas de souligner l’éclipse du prestige des lettres et la désacralisation de la fonction de l’écrivain, la littérature n’a pas disparu pour autant. Jamais n’a-t-elle été aussi présente sur la scène médiatique et dans d’autres formes d’incarnation (pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage de Jérôme Meizoz, La Littérature « en personne », 2016). En effet, la période contemporaine est caractérisée par la prolifération de manifestations littéraires (festivals, rencontres, séances de dédicaces), rendant davantage visibles et audibles les écrivains d’aujourd’hui, et servant à alimenter les débats, à l’image du festival d’Étonnants voyageurs, qui a servi de creuset pour une réflexion autour de la question de la littérature-monde en français (Ducournau 2017), dont l’aboutissement est le manifeste paru dans Le Monde et l’ouvrage collectif dirigé par Michel Le Bris et Jean Rouaud (2007). En outre, l’émergence de nouvelles technologies de l’information dans le domaine numérique a favorisé la multiplication des blogs de critique littéraire, contribuant aussi à la visibilité et au travail d’évaluation des livres de littérature (Bois, Vahnée et Saunier 2016).

Une autre manière de voir les choses consisterait donc à dire que la littérature a connu ces dernières années des évolutions touchant à la fois, et de façon liée, son contenu et les cadres sociaux dans lesquels elle s’exerce. Pour penser ces évolutions et mettre en lumière cette intrication du littéraire et du social, la notion de contrainte, sous ses multiples acceptions de nécessité, de dépendance, de frein, mais aussi de règle définissant un projet esthétique, semble particulièrement opératoire. C’est à travers son prisme que cette première journée d’étude du projet « Literature under Constraint » (LUC) propose de cerner les principales évolutions ayant touché le monde des lettres françaises et francophones depuis les années 1980, d’abord dans sa production, mais également dans ses modes de fonctionnement ainsi que dans ses relations avec d’autres espaces sociaux.

Il est devenu banal de dire que la condition littéraire ne se résume pas à l’écriture dans une tour d’ivoire, car, même sans parler d’une éventuelle double vie (Lahire 2006), la professionnalisation du métier d’écrivain va de pair avec diverses contraintes, par exemple la nécessité de répondre à des sollicitations pour participer à des activités connexes à l’écriture (ateliers, etc.). Celles-ci, si elles s’avèrent chronophages, peuvent néanmoins permettre aux écrivains-animateurs de renouveler les contenus et les formes de la création littéraires (Sapiro 2015, p. 63). Par ailleurs, alors qu’au plan du texte, depuis un retour sensible à la « transivité » (Viart et Vercier 2008), écrire implique passer par la mise en scène du moi afin de faire surgir un « je » fictif dans le texte, au plan médiatique, l’écrivain se voit également de plus en plus conduit à jouer le rôle de médiateur de son propre discours littéraire, adoptant diverses « postures » dans le champ médiatico-journalistique : à cet égard, le cas de Michel Houellebecq, pour la période contemporaine, est saisissant (Meizoz (2011 ; 2016).

L’une des premières contraintes  de l’activité littéraire est sans doute la nécessité de l’intégration des structures et principes de fonctionnement du champ éditorial par tout écrivant rêvant d’être admis dans le catalogue d’un éditeur ayant pignon sur rue (Simonin et Fouché 1999). Car, en dépit de la diversification des supports d’édition possibles dans la sphère numérique (blogs, sites spécialisés), l’accès au champ littéraire est plus que jamais conditionné par la publication d’un ouvrage à compte d’éditeur (Sapiro et Rabot 2015 ; 2017). Les éditeurs, anciennement installés ou créés depuis quarante ans (POL, Verdier, Le Quartanier…), endossent à ce titre un véritable rôle d’intermédiaires, de médiateurs, de gate-keepers (Katz et Lazarsfeld, 1955), essentiels dans la fabrique ou l’importation de nouveaux styles, tels celui des éditions de Minuit (Bertrand, Germoni, Jauer 2014), dans la poursuite de l’invention littéraire (Farah 2013), dans l’invention de nouvelles « traditions » littéraires, par exemple dans la fabrique d’une littérature migratoire (Xavier 2016), ou dans la médiation d’auteurs nés et socialisés en Afrique francophone (Bush 2016 ; Ducournau 2017). Dans le contexte des bouleversements ayant affecté le champ éditorial depuis les années 1980 (Sapiro 2009 ; Schiffrin 2005 ; Mollier 2015), il apparaît pressant d’évaluer le rôle de cette médiation de la parole littéraire.

S’inscrivant dans une perspective interdisciplinaire entendant faire dialoguer études littéraires et sciences sociales, cette première journée d’étude propose donc de lire l’histoire de la « littérature » française depuis 1980 à la lumière d’une part des évolutions de la parole que nous qualifions de littéraire (Alexandre Gefen), et d’autre part des mutations ayant affecté les différentes médiations conditionnant l’activité littéraire : mutations de la profession d’écrivain (Gisèle Sapiro), du champ éditorial (apparition d’acteurs promouvant de nouveaux courants et auteurs, notamment dans la sphère francophone : Claire Ducournau, Subha Xavier, Alain Farah), influence de nouveaux supports et médias en ligne (Erika Fülöp).

Programme

09.15 Ouverture de la première journée d’étude par Dominic Glynn (IMLR) et Sébastien Lemerle (Paris-Nanterre)

Matinée

09.30 Gisèle Sapiro (CNRS): The writing profession in France in the globalization era: changes and continuities
10.45 Alexandre Gefen (CNRS): L’idée de littérature au XXIe siècle
11.30 Erika Fülöp (Lancaster): Caught in the Web: Authors facing the social media

12.45 pause déjeuner

Après-midi

13.30 Claire Ducournau (Montpellier): Des négociations invisibles aux écrivain-e-s visibles. Édition, production et forme de la littérature africaine de langue française depuis les années 1980
14.45 Subha Xavier (Emory): Translation as Mediation: Sino-French Literature between France and China
16.00 Alain Farah (McGill): C’est POL qui m’a fait ça

17.15 Table ronde animée par Simon Kemp (Oxford) et Alexandru Matei (Constanta)

Vin d’honneur à 18.00

Modérateurs : Claire Squires (Stirling), Jean-Michel Gouvard (Bordeaux), Stephanie Obermeier (Kent), Pierre-Philippe Fraiture (Warwick), Anna-Louise Milne (ULIP), Jeff Barda (Cambridge)

Bibliographie

Bertrand, Michel, Germoni, Karine, Jauer, Annick (dir.), 2014, Existe-t-il un style Minuit, Aix, Presses Universitaires de Provence.

Bessard-Blanquy, Olivier, 2009, ‘Du déclin des lettres aujourd’hui’, fabula LHT, 6, < http://www.fabula.org/lht/6/bessart-blanquy.html>

Bois, Géraldine, Vahnée, Olivier, Saunier, Émilie, 2016, ‘L’investissement des bloggeurs littéraires dans la prescription et la reconnaissance : compétence et ambitions’, COnTEXTES, 17, http://journals.openedition.org/contextes/6196#quotation>

Bush, Ruth, 2016, Publishing Africa in French. Literary Institutions and Decolonization, Liverpool, Liverpool UP.

Cadiot, Olivier, 2016, Histoire de la littérature récente. Tome I, Paris, POL.

Compagnon, Antoine, 2007, La Littérature, pour quoi faire ?, Paris, Collège de France / Fayard.

Domecq, Jean-Philippe, Naulleau, Éric, 2006, La Situation des esprits, Paris, La Martinière.

Domenach, Jean-Marie, 1995, Le Crépuscule de la culture française, Paris, Plon.

Ducournau, Claire, 2017, La Fabrique des classiques africains. Écrivains d'Afrique subsaharienne francophone, Paris, CNRS Éditions.

Farah, Alain, 2013, Le Gala des incomparables. Invention et résistance chez Olivier Cadiot et Nathalie Quintane, Paris, Classiques Garnier. 

Gefen, Alexandre, 2009, ‘Ma fin est mon commencent : les discours critiques sur la fin de la Littérature’, fabula LHT, 6, < http://www.fabula.org/lht/6/gefen.html>

Gefen, Alexandre, 2017, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, Éditions Corti.

Fülöp, Erika, 2016, ‘LIMITE unbound: François Bon’s Digitalized Action and the Reinvention of the Book’, Journal of Romance Studies 16, 1, p. 62–90.

Katz, Elihu, Lazarsfeld, 1955, Personal Influence: The Part Played by People in Personal Communications, New York, The Free Press.

Lahire, Bernard, 2006, La Condition littéraire : la double vie des écrivains, La Découverte.

Le Bris, Michel, Rouaud, Jean, Mabanckou, Alain, Ali Waberi, Abdourahman, 2007, ‘Pour une littérature-monde en français’, Le Monde des livres, <http://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html>

Le Bris, Michel, Rouaud, Jean (dir.), 2007, Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard.

Maingueneau, Dominique, 2006, Contre Saint-Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin. 

Meizoz, Jérôme, 2011, La Fabrique des singularités. Postures II, Genève, Slatkine.

Meizoz, Jérôme, 2016, La Littérature « en personne ». Scène médiatique et formes d’incarnation, Genève, Slatkine.

Millet, Richard, 2007, Désenchantement de la littérature, Paris, Gallimard.

Millet, Richard, 2012, De l’antiracisme comme terreur littéraire, Paris, Pierre-Guillaume de Roux.

Mollier, Jean-Yves, 2015, Une autre histoire de l'édition française, Paris, La Fabrique éd.

Sapiro, Gisèle (dir.), 2009, Les Contradictions de la globalisation éditoriale, Paris, Nouveau Monde éd.

Sapiro, Gisèle, 2014, Sociologie de la littérature, Paris, La Découverte.

Sapiro, Gisèle, Rabot, Cécile (dir.), 2015, Profession ? Écrivain, Paris, Le Motif. <http://www.lemotif.fr/fichier/motif_fichier/705/fichier_fichier_profession.ecrivain_ok.pdf>  

Sapiro, Gisèle, Rabot Cécile (dir.), 2017, Profession ? Écrivain, Paris, CNRS Éditions.

Schiffrin, André, 2005, Le Contrôle de la parole, Paris, La Fabrique.

Simonin, Anne, Fouché, Pascal, 1999, ‘Comment on a refusé certains de mes livres.

Contribution à une histoire sociale du littéraire’, Actes de la recherche en sciences sociales, 126-7, p. 103-115. 

Viart, Dominique, Vercier Bruno (2008), La Littérature française au présent: héritages, modernitémutations, Paris, Bordas.

Xavier, Subha, 2016, The Migrant Text: Making and Marketing a Global French Literature, Montréal, McGill-Queen’s UP.

Organisé par l'Institute of Modern Languages Research, School of Advanced Study, University of London et le Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris avec le soutien du Cassal Endowment Fund, et dans le cadre du réseau scientifique AHRC « Literature under Constraint »